Entretien avec Vincent Ilutiu, auteur de la toute nouvelle édition du roumain dans la collection Sans peine, en version papier mais aussi en version numérique. Il était grand temps de publier une nouvelle édition du roumain, la précédente étant parue en 1989, année de la révolution en Roumanie. Vincent Ilutiu signe cette édition entièrement renouvelée et évoque pour nous les évolutions de la société et de la langue roumaines.

Pourquoi une toute nouvelle édition du roumain ?
Vincent Ilutiu : Le hasard faisant bien les choses, le premier Assimil roumain sortait des presses au moment précis où la Roumanie se trouvait au centre de l’actualité internationale ; la révolution de décembre 1989, avec ses convulsions et ses victimes, marquait la fin du régime communiste et la transition vers la démocratie parlementaire. Cet événement, largement couvert par les médias du monde entier, a marqué les esprits de l’époque et a suscité une énorme vague de sympathie pour la Roumanie. A cette occasion, la France a eu la surprise de redécouvrir à l’autre bout de l’Europe un peuple latin et francophone (d’ailleurs, par tradition, la Roumanie a toujours considéré la France comme une sorte de « sœur aînée ».) Et surtout, il était évident que l’usage du français n’était pas réservé à une élite intellectuelle volontairement  « mondialisée », car même les gens de la rue s’exprimaient avec une certaine aisance devant les journalistes des médias français. Dans un remarquable élan de solidarité, la France – hommes politiques et associations confondus – se mobilisaient en faveur de la Roumanie, avec toutes sortes d’aides. Et parallèlement, en France, les études de roumain connaissaient un explicable regain d’intérêt. Le terrain favorable était tout à fait trouvé, prêt pour l’apparition du Roumain sans peine… La révolution de 1989 a été vite suivie d’interventions officielles dans le domaine linguistique, surtout en ce qui concerne l’orthographe de certains mots ; l’idée générale – contestée par certains – était d’éliminer de la langue les changements intervenus à l’époque communiste, pour revenir à la situation d’avant la deuxième guerre mondiale. Les nouvelles normes orthographiques, bien que théoriquement obligatoires, ne sont pourtant pas respectées par tout le monde. En réalité, elles ne changent pas grand-chose, les modifications imposées étant relativement mineures ; c’est peut-être là une des explications de la légèreté avec laquelle certains Roumains traitent les décisions de l’Académie… Une nouvelle version du Roumain sans peine s’imposait pourtant, d’autant plus qu’Assimil avait entre temps adopté de nouvelles normes pour les dialogues qui ont fait le succès non-démenti de la méthode, depuis des décennies. Et enfin, il  fallait tenir compte de l’évolution du roumain ces dernières années, avec l’introduction dans la langue de nombreux termes d’actualité, comme par exemple ceux qui touchent à l’informatique et à la communication en général.

A quels publics s’adresse la nouvelle méthode ?
V.I. : Je dirais  que le Roumain sans peine est tout public, car il est adapté à toutes les catégories d’apprenants, sans demander des connaissances linguistiques préalables. Tous les amateurs du roumain peuvent y trouver leur bonheur, du touriste qui veut avoir quelques idées de la langue parlée au pays où  il veut passer ses vacances jusqu’au chef d’entreprise qui cherche à investir en Roumanie – pour ne rien dire des étudiants français qui apprennent le roumain dans les universités françaises où de l’espace francophone. Les linguistes qui veulent avoir sous la main un bref aperçu de cette langue néo latine bien individualisée par rapport à toutes les autres de la même famille auraient aussi intérêt à le feuilleter… L’humour qui est l’une des caractéristiques de la méthode Assimil n’exclut pas dans ce cas le traitement parfois très approfondi des phénomènes de langue et de civilisation…

Est-ce que les Français qui travaillent en Roumanie font l’effort d’apprendre le roumain ?
V.I. : Il y a de plus en plus de Français qui travaillent en Roumanie, profitant des opportunités offertes par la croissance économique. On estime  leur nombre à  quelques milliers de personnes, y compris des jeunes qui s’installent pour lancer leur propre affaire… des boulangeries jusqu’aux librairies françaises ! Et il ne faut pas oublier la franco-roumaine Dacia,  fruit d’une collaboration dans le domaine de l’automobile qui remonte aux années 60 du siècle dernier… Certes, les Français trouvent sur place suffisamment de Roumains qui parlent français pour se débrouiller dès leur arrivée, mais ils apprennent assez facilement la langue du pays. Des cours de langue pour les étrangers sont organisés dans plusieurs centres universitaires, mais  on ne soulignera jamais assez l’importance des contacts personnels ; les Roumains se lient facilement d’amitié, et les étrangers peuvent en profiter pour parfaire leurs connaissances de roumain…

Chaque langue dit une façon de voir le monde. Quelles sont à ton avis les subtilités que la langue roumaine permet d’exprimer, davantage ou autrement que les autres idiomes ?
V.I. : Après la disparition du dalmate, à la fin du XIXe siècle, le roumain reste le dernier héritier de la latinité orientale. Son originalité est assurée par la présence dans son vocabulaire de mots d’origine slave, inconnus dans les autres langues romanes, qui ont dans leur lexique une forte présence des mots d’origine germanique. Assez souvent, un terme d’origine slave a un équivalent latin (hérité ou introduit plus tard dans la langue) ; parfois, par rapport au mot latin, le mot slave a un parfum archaïque, d’où son emploi dans la poésie, genre littéraire encore très apprécié. Il ne faut pas négliger le fait que les Roumains se considèrent un peuple né pour la poésie : parmi les images de soi largement acceptées par l’opinion figure l’adage « le Roumain est né poète ». Par ailleurs, le roumain conserve des éléments latins archaïques, qui n’existent pas dans les autres langues romanes. Précisons que dans la famille des langues dont il fait partie, le roumain ressemble plus à l’italien, à l’espagnol ou au portugais qu’au français, ce qui ne doit pourtant pas décourager les francophones…

Est-ce que la langue roumaine est très poreuse aux emprunts étrangers, et notamment à l’anglais ?
V.I. : Le roumain est très perméable aux influences étrangères, ce qui peut être en même temps une force et une faiblesse – tout dépend du point de vue où on se place. L’influence française a été très  importante tout le long du XIXe siècle, quand le roumain s’est littéralement „re-latinisé” par l’intermédiaire du français. Les mots d’origine française, dûment intégrés, assimilés et parfaitement „roumanisés” avec le temps ne sont plus perçus comme des emprunts étrangers. Il s’agit bien sûr de termes scientifiques, de notions tenant de la vie moderne, mais aussi de mots de tous les jours, dont les Roumains ont depuis longtemps oublié l’origine française. Actuellement, comme un peu partout dans le monde, et pour les mêmes raisons, la principale influence étrangère est celle de l’anglo-américain, en sa qualité de langue internationale, permettant l’accès direct au monde globalisé. Mais les Roumains ne le vivent pas mal, à la différence des Français…

Affiche de La cantatrice Chauve (Eugène Ionesco) aux Noctambules
Affiche originale de la pièce La cantatrice chauve d’Eugène Ionesco (1950)

Assimil a 85 ans d’existence cette année. Il y a un personnage français et roumain important dans l’histoire de la marque : Eugène Ionesco. Qu’est-ce que cela représente pour toi, ce lien entre la méthode Assimil (qui a inspiré les dialogues de la Cantatrice chauve) et Ionesco ?
V.I. : Sans le vouloir, Assimil s’est assuré une place importante dans l’histoire de la littérature française… En effet, l’écrivain  roumano-français Eugen Ionescu/Eugène Ionesco, établi définitivement à Paris  en 1938, a heureusement choisi la méthode Assimil pour apprendre l’anglais. En l’étudiant, il a eu la  révélation du fonctionnement comique et absurde du langage; il s’est largement inspiré des dialogues entre les personnages des leçons pour écrire, en roumain, un texte intitulé „Englezește fără profesor », ‘L’anglais sans professeur ». Il faut dire qu’en roumain des méthodes d’apprentissage d’une langue étrangère type Assimil sont connues comme des méthodes « sans professeur », on évite de promettre à l’apprenant qu’il va apprendre « sans peine »… Le texte roumain a été plus tard repris en français, avec des changements, ce qui a finalement donné l’ «anti-pièce » La cantatrice chauve, ancêtre du théâtre de l’absurde. Vérités fondamentales et banalités de la vie quotidienne y forment un mélange saisissant de comédie apparente et de tragédie implicite.

Quelles chanteurs roumains et quels auteurs conseillerais-tu pour ceux qui veulent aller plus loin ?
V.I. Il y a quelques années, la chanson du groupe moldave O-Zone „Dragostea din tei” était devenu un tube international. Mais beaucoup de Roumains préfèrent maintenant chanter en anglais, en rêvant d’une carrière  internationale, ce qui semble réussir à des chanteuses comme Inna et Alexandra Stan, et elles ne sont pas les seules… Pour ceux qui ont des goûts plus classiques, et qui veulent écouter des chanteurs en VO, je conseillerais Maria Tanase, une sorte d’Edith Piaf roumaine.

La vie musicale actuelle est riche en Roumanie, avec des chanteurs qui représentent tous les genres, mais pour les écouter il faut chercher sur Internet une radio roumaine… Sinon, quand il s’agit de musique en général, et du succès international, on ne peut pas oublier le violoniste et compositeur George Enescu/Georges Enesco, le chef d’orchestre Sergiu Celibidache, la soprano Angela Gheorghiu, le spécialiste de la flûte de Pan Gheorghe Zamfir…

Dans la littérature, on peut citer des noms comme Mihai Eminescu, poète romantique considéré comme poète national, les écrivains Panait Istrati, Marthe Bibesco, Anna de Noailles, Tristan Tzara, Paul Celan, Benjamin Fondane, Emil Cioran, Mircea Eliade, Virgil Constantin Gheorghiu; certains de ces auteurs ont fait une grande partie de leur carrière littéraire en France.  Le sculpteur Constantin Brâncuși/Brancusi, le peintre Victor Brauner et la comedienne Elvira Popescu/Elvire Popesco complètent ce succinct tableau des Roumains qui ont su s’imposer à l’étranger.

Quelle est ton expression idiomatique préférée en roumain ?
V.I. S’il s’agit de choisir  une expression idiomatique, je préfère aller au plus simple : ce serait „Mulțumesc”, équivalent roumain du français „Merci”, littéralement „Je (te/vous) remercie”. Les spécialistes nous expliquent que l’origine de ce vocable est l’expression „La mulți  ani”, autre manière de dire „Longue vie”, littéralement „A beaucoup d’années”, formule qui existe avec le même sens en grec et en latin. J’aime bien l’idée, et je ne vois comment on pourrait mieux remercier quelqu’un autrement qu’en lui souhaitant une longue vie…