Pour une personne entendante, la pensée se constitue d’un discours interne, de mots. Avoir accès au langage dès sa naissance permet en effet de structurer sa pensée et de raisonner. Qu’en est-il pour des individus sourds de naissance, et qui ne connaissent pas les sons ? Dans quelle langue pensent les sourds ? Le langage n’est-il réductible qu’à la parole ?

Sourds, malentendants : quelle différence de langage ?

Il est nécessaire dans un premier temps de distinguer les personnes qui sont devenues sourdes tardivement, de celles qui le sont depuis leur naissance.

Les personnes devenues sourdes tardivement

Une personne devenue sourde tardivement pense logiquement dans la langue apprise durant son enfance. Selon l’âge et le niveau de langue atteint avant de devenir sourd, l’individu peut également penser comme un sourd de naissance.

Les sourds de naissance

Pour une personne sourde de naissance, et qui n’a jamais entendu de sons et de mots, la question est plus complexe. Selon Yves Delaporte, anthropologue et ancien directeur de recherche au CNRS travaillant depuis des années sur le langage des sourds, « il n’est malheureusement pas possible de se glisser dans la tête d’une personne sourde et de pouvoir comparer ses pensées à celle d’un entendant (…) mais la plupart des sourds que j’ai côtoyés m’ont expliqué qu’ils pensaient par images, à partir de leur propre langue des signes ».

Comment pense-t-on ?

De manière générale, notre mode de pensée est associé à un discours interne, oral. Une idée fausse, car de nombreuses expériences tendent à montrer que notre « monde mental » passe avant tout par les images plutôt que par les mots, que l’on soit entendant ou sourd. Si effectivement, les personnes cophotiques ne peuvent pas penser avec un langage oral, l’erreur fondamentale reste de penser que la pensée et le langage sont une seule et même chose. Or, cette idée, qui s’affirme comme une évidence dans de nombreux domaines tels que la philosophie, à l’image de Hegel pour qui « c’est dans le mot que la pensée fait sens » ou les sciences sociales, n’a pas de réels fondements.

Il existe une pensée sans langage. Le langage constitue en effet une traduction, parfois limitée, de nos idées, de nos représentations mentales. À titre d’exemple, il peut parfois nous arriver d’oublier le nom d’une personne, d’un objet. L’idée est là, la pensée est présente, mais le langage nous fait défaut. De même, des expériences ont montré que des patients aphasiques, atteints de lésion cérébrale et ayant perdu momentanément (ou durablement) l’usage du langage, parvenaient à penser sans mots. Cela ne les empêchaient pas de penser et de raisonner ; sur leur maladie, leur avenir, de construire des projets, voire de calculer. Autre exemple, le scientifique Albert Einstein qui a rapporté penser à l’aide de représentations visuelles.

Une personne sourde, privée de langage oral, n’est ainsi pas démunie de sa capacité de penser par rapport une personne entendante. Elle est tout aussi capable de penser en images qu’un entendant. De plus, le langage des signes (un langage gestuel) est une langue développée qui n’a rien à envier au langage parlé, du fait de sa finesse, de sa rigueur et de sa richesse. Une personne cophotique peut donc tout à fait lire, exprimer ses expériences et penser comme une personne entendante.

Penser avec le langage des signes

De manière logique, la langue assimilée dès l’enfance par un individu sourd est un langage gestuel, au lieu d’un langage oral. Ce langage est la langue des signes (LS), une langue naturelle qui s’est formée petit à petit, au fil du temps. Contrairement aux langues construites, telles que les langages mathématiques qui se sont formées dans le but de répondre à un besoin précis de l’Homme, la langue des signes suit son propre chemin et évolue constamment.

Contrairement à ce que l’on croit souvent, il n’existe non pas une langue des signes universelle, mais une multitude dans le monde. Elles varient selon les pays, la région, le dialecte. En France, au cours du XXe siècle, chaque institut a développé sa propre langue des signes. Devant le succès de cette forme de langage, c’est finalement le dialecte parisien qui s’est imposé dans le pays.

La langue des signes se compose de gestes, qui représentent des mots, voire des phrases, et d’un alphabet dactylologique. Ce dernier est utilisé pour épeler des noms propres ou des mots n’existant pas dans la langue des signes par exemple. Pour les entendants, les intonations employées à l’oral permettent de comprendre le sens d’une phrase. En revanche, pour une personne sourde, ce sont les expressions du visage qui vont leur permettre de saisir les sentiments de son interlocuteur et le ton employé.

De la même manière que l’apprentissage oral d’une personne entendante lui permet de s’exprimer dans sa langue maternelle, le langage des signes appris dès l’enfance à une personne sourde lui permet d’apprendre à penser en langue des signes. Ainsi, un enfant sourd de naissance continuera à penser en langue des signes et en images, selon son vécu et ses expériences.